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Si la translatio est une «réélaboration littéraire à partir de matériaux connus », les poèmes du mester de clerecía trouvent tout naturellement leur place dans notre réflexion d'aujourd'hui 1. Aussi bien le Libro de Alexandre que les poèmes de Gonzalo de Berceo, le Libro de Apolonio ou le Poema de Fernán González ont été explicitement écrits à partir d'une matière antérieure, puisée dans des sources latines, et s'affichent donc comme l'aboutissement d'un transfert textuel, d'une translatio. Or, ce concept médiéval de translatio est polysémique. En premier lieu, il peut désigner un transfert spatial (comme dans le cas de la translation de reliques) ou un transfert de sens, qui repose encore sur l'idée d'espace (c'est le cas pour la translatio littéraire d'un texte à l'autre, d'une forme à l'autre). En second lieu, comme le montre Gilbert Dahan2, la translatio a aussi un sens rhétorique et exégétique qui rompt avec l'idée de continuité spatiale. Dans la rhétorique classique, translatio, synonyme de figura, correspond à peu près à ce que nous appelons aujourd'hui l'analogie ou la métaphore. Cette acception rhétorique trouve aussi une application plus spécifiquement théologique et exégétique, puisque le passage interprétatif de l'Ancien Testament au Nouveau Testament, dans l'exégèse chrétienne, est aussi apparenté à une translatio. On peut ainsi opposer à grands traits une translatio spatiale et linéaire à une translatio figurale et discontinue. Or, il semble que le mester de clerecía utilise l'une et l'autre : l'objectif idéal de mon travail serait de montrer leur présence simultanée dans la théorie littéraire du mester. De fait, mon but sera plus modeste car je m'attacherai avant tout à la translatio linéaire. J'examinerai comment les poèmes vernaculaires définissent la mise en roman de leurs sources latines, pour montrer ensuite qu'elle ne constitue que la face la plus externe de la translatio : les poèmes valorisent avant tout, en amont des sources et de leur mise en roman, la mise en écriture des événements rapportés, origine de toute la tradition textuelle. Enfin, je proposerai quelques pistes pour l'étude de la translatio figurale ou analogique.Les poètes du mester de clerecía composent toujours leurs œuvres à partir de sources latines qu'ils adaptent en roman et en vers, cette adaptation pouvant être considérée comme la face la plus visible de la translatio textuelle. Ce transfert de la source latine au texte vernaculaire consiste à mettre en roman, à romancer la source, comme le déclare Berceo dans le prologue du Poema de santa Oria :romançar su dictado (Sta Oria, 2ab) Or, par une comparaison empirique des poèmes à leurs sources, il est aisé de se rendre compte que ceuxci ne sont pas des traductions au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Avec une liberté souvent surprenante, les poètes ne retiennent que certains éléments de leurs sources, les amplifient ou les abrègent, les refondent en les mêlant à d'autres passages et vont même parfois jusqu'à en altérer profondément le sens littéral. Devant les recours à ces techniques rhétoriques qui donnent des formes et des significations nouvelles à une matière héritée, on serait tenté de définir ces adaptations comme des «traductions libres». Pourtant, cette appellation a l'inconvénient d'apprécier encore le travail de translatio d'un point de vue moderne et elle semble même supposer que ces poèmes suivraient une démarche de traduction qui ne se serait pas encore donné à elle-même les critères de rigueur qui sont les siens aujourd'hui. Or, il apparaît que la mise en roman qui régit la composition de ces textes se définit comme une opération plus complexe que la simple adaptation linguistique. La vocation qu'elle se fixe, en tout cas, est d'une autre nature, et ce pour au moins trois raisons liées entre elles, qui sont, selon moi : la présence répétée de références aux sources au sein des œuvres vernaculaires ; le statut de commentaire que ces œuvres semblent se donner ; la convention d'oralité qui est attachée à leur écriture. En premier lieu, le texte vernaculaire ne se pose pas d'emblée en équivalent de sa source. Il ne prétend pas immédiatement la remplacer, puisqu'il ne cesse de s'y référer explicitement, le plus souvent pour invoquer son auctoritas : on pense aux multiples formules du type como diz la leyenda, como diz el dictado, etc., mais aussi aux commentaires plus personnels que les poètes appliquent ponctuellement à leurs sources. La source n'est pas épuisée dans sa translatio en texte vernaculaire comme elle le serait dans une traduction, elle ne disparaît pas de l'énoncé, bien au contraire : le texte vernaculaire se réfère à elle, s'inscrit de façon répétée dans son sillage. Au lieu de se substituer à sa source, le texte pointe explicitement son origine à l'extérieur de lui-même : par là même, il souligne la dépendance de son énonciation vis-à-vis d'une énonciation antérieure mais, dans le même mouvement, il se désigne comme autre, se démarque, se donne une énonciation propre. Le texte vernaculaire, partagé entre l'exposition de sa matière et l'indication de sa provenance, fait de cette double exploitation un jeu d'aller-retour qui interroge et légitime son bien-fondé. À partir de cette situation de dépendance ambivalente, le texte peut tenter de se définir dans le prolongement de sa source, face à sa source, voire contre elle, et éventuellement mettre en place les fondements d'une autorité propre. On a donc peut-être tort de dire que ces références se réduisent à invoquer l'auctoritas de l'écrit : en se référant littéralement à une énonciation antérieure, le texte vernaculaire explore, en réalité, sa propre légitimité à dire.En deuxième lieu, lorsque les poètes considèrent eux-mêmes la translatio qui préside à leur projet littéraire, le critère linguistique apparaît secondaire, alors qu'il apparaît dominant dans d'autres entreprises littéraires dans la Castille du XIIIe siècle3. Le Libro de Alexandre, le plus ancien des textes conservés, le passe sous silence, pour retenir avant tout le critère technique et artistique d'un mester sin pecado, fondé sur la clerecía et la maestría, deux notions que le poète tient particulièrement à mettre en avant chez lui-même et chez certains de ses personnages tout au long de son œuvre. Le Libro de Alexandre ne semble donc pas soucieux de souligner qu'il fait passer la matière narrative d'une langue à une autre et qu'il se distingue en cela de ses modèles latins. Le Poema de Fernán González, sur lequel l'influence de l'Alexandre semble directe et assez profonde, garde à ce sujet le même silence. Par ailleurs, même lorsque l'écriture en langue vernaculaire est revendiquée par les textes, ce qui est souvent le cas chez Berceo, elle ne l'est pas d'emblée au titre de sa valeur littéraire intrinsèque, mais le plus souvent dans la perspective de sa réception :(Sto Dom., 2).
quiero fer la passión de señor sant Laurent, en romanz , que la pueda saber toda la gent (S. Lor., 1cd).Dans le cas de Santo Domingo, le texte castillan affiche ses deux traits spécifiques par rapport à la source : sa forme poétique (prosa) et son expression vernaculaire (en román). Le choix du roman apparaît lié à plusieurs lieux communs : la modestia auctoris dont l'artifice rhétorique écarte la possibilité de l'écriture en latin ; l'équivalence, traditionnelle chez les jongleurs, entre la performance poétique et une récompense alimentaire. Mais ce qui domine ici, tout comme dans la première strophe de San Lorenzo, est l'idée que la langue vernaculaire est celle que l'auditeur ou le lecteur pratique dans sa vie quotidienne, sans maîtriser le latin, et qu'elle est donc accessible à tous, qu'elle est associée à l'idée de clarté et de compréhension immédiate (román paladino). Pour Berceo, pratiquer l'opération de translatio dans son écriture consiste surtout à dispenser le destinataire de cette opération, à lui en proposer le résultat final, ce qui n'est recevable et légitime qu'au prix des multiples précautions que sont, entre autres, les références justificatives à la source autorisée. Le poète, au nom de la communauté qui est posée comme destinataire de ses œuvres, s'arroge la responsabilité exclusive de ce passage du latin au vernaculaire. Or, ici, au-delà du topos de modestie, si Berceo déclare que la pratique du latin lui semble ardue, c'est aussi pour l'opposer à la transparence du roman. On a pu souligner l'opposition entre ce román paladino et un encerrado latino qui est invoqué plus loin dans Santo Domingo lors du récit d'un miracle posthume du saint4 :
ca era mala letra, encerrado latino, entender no lo pudi par señor san Martino (Sto Dom., 609). Certes, Berceo ne déplore pas l'obscurité du latin en tant que langue, mais se réfère ici à la difficulté ponctuelle qu'il éprouve à déchiffrer un nom propre dans la source latine. Pourtant, l'obscurité de la lettre - qui, d'ailleurs, est ici invoquée à propos d'un aveugle - est un thème fréquent dans ses œuvres et dans tous les poèmes du mester. Symboliquement, la translatio est un processus d'éclaircissement, de clarification, ce qui l'apparente moins à une traduction qu'à un commentaire de la source latine.Les réflexions de Paul Zumthor sur le roman médiéval me semblent en grande partie applicables au projet littéraire du mester de clerecía. Il définit ainsi l'expression «mettre en roman» :
On saisit mieux alors la démarche d'un narrateur qui n'hésite pas à ponctuer son récit de digressions morales, non seulement en début et en fin de poème, mais encore aux jonctions des séquences narratives ou dès que la matière héritée lui paraît mériter une explicitation, une actualisation ou une généralisation morale. Dans l'Alexandre et Y Apolonio, cet effort est tout naturellement lié à la volonté de définir des modèles culturels chrétiens à partir d'une matière qui met en scène des personnages païens et de situations qui sont censées avoir eu lieu dans un espace et un temps très éloignés. Bien que la christianisation et la « médiévalisation » — pour reprendre un concept d'Ian Michael6 — soient déjà largement amorcées dans les sources dont ils s'inspirent, les poètes prolongent ces processus ou les recréent à l'échelle de leur propre entreprise littéraire. Les œuvres de Berceo s'élaborent à partir d'une matière qui est déjà religieuse, mais sa mise en roman permet une actualisation et une rénovation d'une nature un peu différente dont il faudra tâcher de mieux comprendre la nature. Mais encore une fois, le statut de l'œuvre vernaculaire comme commentaire, comme texte second dans le prolongement de la source, crée une dépendance paradoxale qui, plutôt qu'une relation de servilité, donne une possibilité au poète de s'affirmer comme producteur et garant de son discours. Dans la Vida de san Millân, il est étonnant de voir comment la production de l'œuvre s'organise entre une lecture et une facture. Les deux premières strophes posent à deux reprises le projet littéraire comme une lecture :vida quisiere e sant Millán saber, e de la su istoria bien certano seer, meta mientes en esto que yo quiero leer: verá adó embían los pueblos so aver.
Secundo mi creencia, que pese al Pecado, en cabo quando fuere leído el dictado,aprendrá tales cosas de que será pagado de dar las tres meajas no li será pesado (S.Mill., 1-2). Dans cette déclaration liminaire, ce qui va être lu est appelé dictado, terme qui s’applique, le plus souvent, à la source latine dont s’inspire le poète. Cette lecture est donc plutôt conçue comme une lectio, soit un commentaire linéaire du texte latin, ce qui explique que ce dernier soit ailleurs nommé leyenda ou lección. L’écriture se définit donc par le biaisd’une lecture interprétative d’un texte premier qui s’offre comme un support. Cependant, cette conception de la production du poème castillan n’est en rien incompatible avec l’idée d’une facture, qui engage directement l'idée d'une fabrication, d'une composition imputable au poète. À la dernière strophe de San Milton, Berceo déclare sa responsabilité littéraire en employant le verbe « faire » :fizo est’ tractado en sant Millán de Suso fue de niñez crïado; natural de Verceo ond’ sant Millán fue nado, Dios guarde la su alma de poder del Pecado (S. Mill., 489).Les verbes leer et fazer s'opposent comme les deux pôles de la production de l'œuvre, qui mettent en balance la reconnaissance d'une auctoritas de la source latine et la revendication d'une responsabilité personnelle dans l'acte d'écriture. Le texte souligne formellement le passage du leer initial au fazer final, comme si le poète avait progressivement acquis, au fil de l'œuvre, la légitimité de sa revendication finale. Cet effet rhétorique global vient résumer toute une stratégie d'appropriation de la matière narrative7. Dans le même esprit, je crois, Amaia Arizaleta a éclairé l'alternance entre lire et faire dans une variante de la strophe 5 du Libro de Alexandre8 : fer vn libro que fue de vn Rey pagano (Alex., 5 - Ms. P). Quiero leer un liuro de un Rey noble pagano (Alex., 5 - Ms. O).Amaia Arizaleta remarque que cette variante, qui modifie le sens d'un vers crucial, ne donne pas lieu à deux interprétations irréconciliables puisque les deux verbes peuvent parfaitement caractériser la production de l'œuvre. Dans le cas de leer, cependant, deux interprétations assez différentes sont possibles. Quel est ce livre que le narrateur s'apprête à lire ? Il peut s'agir de la source principale (l'Alexandreis de Gautier de Châtillon) ou, peut-être encore, d'une fiction de source qui rassemblerait idéalement toute la matière alexandrine : dans les deux cas, comme dans le prologue de Santo Domingo, cette lecture est bien une lectio. Mais une autre convention pourrait très bien poser ce libro comme le Libro de Alexandre lui-même, selon une convention qui poserait que le livre est achevé et que le narrateur l'a sous les yeux au moment où il entreprend son récit. Selon cette convention, qui sépare en deux temps successifs l'écriture et la lecture, le texte vernaculaire en viendrait presque à devenir à son tour l'objet d'une lectio, ce qui révèle peut-être une aspiration de faire du poème un texte digne d'être commenté. La strophe finale de Y Alexandre qui désigne le poème comme este ditado pourrait apporter un argument en faveur de cette hypothèse. Quant au verbe fer, il engage plus nettement encore la responsabilité personnelle du poète dans la production de son œuvre, puisqu'il implique une fabrication assumée par lui, ce que l'on retrouve très fréquemment dans d'autres œuvres du mester. Ainsi, la mise en roman se déclare non plus seulement comme un transfert issu de la source, mais comme une composition à part entière, qui ne peut, cependant, se passer de l'appui de la source. De nombreux passages d'autres œuvres, qui mettent en avant l'idée de facture littéraire, suscitent une interprétation analogue :fer una prosa (Sto Dom., 1).
Yo Gonçalo por nombre, clamado de Berceo, de sant Millán criado, en la su merced seo, de fazer est travajo ovi muy gran deseo,riendo gracias a Dios quando fecho lo veo (Sto Dom., 757).
Gonçalo li dixieron al versificador, que en su portalejo fizo esta lavor (Sta Oria, 205).
En el nomne precioso de la santa Reïna, de qui nasció al mundo salud e melecina, si Ella me guiasse por la gracia divina, querría del su duelo componer una rima (Duelo, 1).
Aún merced te pido: por el tu trobador, qui est’ romance fizo, fue tu entendedor (Loores, 232ab).
En el nomne del Rei que regna por natura, qui es fin e comienzo de toda creatura, se guiar me quesiesse la su santa mesura, en su onor querría fer una escriptura (Sacrificio, 1).
En el nombre del Padre que fizo toda cosa, del que quiso nasçer la Virgen preciosa e del Spiritu Santo, que igual dellos posa, del conde de Castiella quiero fer una prosa (Fern. Gonz., 1). Dans l'exemple des Loores, le substantif romance, au-delà de l'expression du support linguistique rencontrée ailleurs (en román, en romanz) désigne directement l'œuvre vernaculaire, ce qui semble traduire une conception du poème comme oeuvre autonome. Cette appellation n’est pas isolée, puisqu’on la retrouve aussi dans le Sacrificio de la misa :es cumplido, puesto en buen logar, días ha que lazramos, queremos ir folgar (Sacrificio, 296).Dans le Libro de Apolonio, il en va de même. Le projet qui s’énonce littéralement dans la première strophe ne consiste pas à mettre en roman ou à faire un poème en roman, mais à composer un roman :
conponer hun romançe de nueua maestría del buen rey Apolonio e de su cortesía (Apolonio, 1).L'œuvre n'est plus seulement conçue comme un passage vers la langue vernaculaire, elle s'assume elle-même comme résultat autonome de ce passage, en vertu d'une forme propre — peut-être même d'un genre naissant - qui est nommée romance. La translatio ne disparaît pas, mais elle est envisagée à partir de son résultat, qui est une œuvre à part entière, porteuse de caractéristiques génériques propres. D'ailleurs, on sent ici que le poète se réclame d'un courant littéraire qui, pour être nouveau, n'en est pas moins déjà suffisamment développé et répandu pour que le destinataire l'identifie sans autre précision.Pourtant cette affirmation d'une production imputable au poète castillan fazer, componer) ne saurait immédiatement se passer de la garantie de la source lue, comme le montrent les références ponctuelles tout au long du texte. Ainsi, l'opposition rhétorique entre leer et fazer ne permet pas d'opposer deux démarches d'écriture essentiellement différentes. La contradiction n'est qu'apparente : la lectio et la revendication d'une composition sont les deux faces de la même opération, qui est précisément la translatio. Mieux: chez Berceo, on constate qu'un poème comme Santa Oria qui, selon moi, présente une construction des plus abouties en termes d'autorité vernaculaire, n'emploient pas le verbe fazer pour désigner la production de l'œuvre. Quant au prologue des Milagros, pièce littéraire de Berceo où la revendication d'autorité personnelle est peut-être la plus nette, il évoque la facture de l'œuvre à venir au moyen du verbe « faire » mais prend soin d'en nuancer ensuite le sens par le verbe escrivir, qui présente l'auteur comme un scribe écrivant sous la dictée :
fer unos pocos viessos, amigos e señores.
Quiero en estos árbores un ratiello sabir e de los sos miraclos algunos escrivir; la Gloriosa me guíe que lo pueda complir, ca yo non me trevría en ello a venir (Milagros, 44cd-45).Ce paradoxe révèle, en fait, que la reconnaissance explicite de la translatio sert plus efficacement qu'une revendication directe l'autorité du poète. L'auctoritas de la source écrite, moyennant une exploitation rhétorique rigoureuse, devient un support pour l'autorité nouvelle du texte roman. La convention d'oralité qui caractérise la grande majorité des poèmes du mester est profondément liée à cette idée de lecture-lectio mais aussi, plus généralement, à l'idée d'une divulgation, d'une mise en circulation du texte de la source. Plutôt que de la considérer comme une marque de la performance orale à laquelle ces poèmes donnaient sans doute lieu, on peut souligner un de ses effets rhétoriques qui est de poser la figure des destinataires à l'intérieur du texte. Le récit ou l'argumentation s'énonce donc dans un cadre fictionnel, qui permet au narrateur de s'exprimer à la première personne et de se définir face à cet auditoire imaginaire. L'oralité du cadre énonciatif insère la matière héritée de la source au sein de relations d'échange entre le poète-narrateur et son public, selon une logique qui rappelle celle des jongleurs. Ainsi, le poète-narrateur de l'Alexandre, malgré le soin qu'il met à distinguer sa clerecía de la juglaría, interpelle son destinataire potentiel en lui proposant son servicio, dont le prix sera révélé à la toute fin de l'œuvre : les auditeurs seront invités à réciter un Notre Père pour l'âme du poète consciencieux. Loin de constituer un cadre fermé et figé, le jeu de la parole entre ces instances de production et de réception accompagne la translatio et s'ouvre même à ses éventuels prolongements. Ainsi, dans le Libro de Alexandre :(Alex., 3). Le destinataire est invité à s'approprier l'œuvre qui lui est présentée et à se faire lui-même narrateur, en transmettant à son tour la matière héritée. Dans un esprit analogue, Berceo propose également au destinataire de prolonger le récit de Santo Domingo, mais sans en faire un narrateur. Il l'invite à se rendre au monastère pour voir de ses yeux les miracles et entendre les pieuses légendes qui y circulent :(Sto Dom., 385-386). Les poèmes de Berceo posent fréquemment des relations contractuelles de ce type entre narrateur et narrataires mais à celles-ci s'ajoutent, dans les textes hagiographiques, une supplique adressée à la sainte figure pour qu'elle accorde une récompense spirituelle. Il s'agit là de lieux communs qui ne sont en rien spécifiques du mester de clerecía. Cependant, ces lieux communs ont l'avantage d'offrir un support à l'énonciation d'une première personne qui, se définissant face à des destinataires fictionnels, va aussi, à des degrés divers, s'affirmer comme individuelle et légitime. Au-delà des apostrophes au public ou à la sainte figure, ce cadre d'énonciation accueille des commentaires plus ou moins personnels sur la matière narrative ou doctrinale, voire des jugements réflexifs du poète sur son propre mester. Il permet donc une distanciation interprétative, parfois critique, voire ironique. Il est le support formel qui accueille les fragments allusifs d'une théorie littéraire qui, précisément, choisit la convention d'une oralité pour explorer la lettre. La lettre n'est puissante que par la parole qui la fonde et peut la remettre sans cesse en circulation. La translatio évite que la source reste lettre morte, elle la met en scène dans une fiction d'oralité qui prétend en extraire l'esprit.Dans ses conditions, ce n'est pas seulement l'auctoritas de l'écrit qui motive les références à la source. Au contraire, dans le cas des Milagros de Berceo, Ana Diz 9 a bien montré comment ces références contribuent à relativiser l'autorité de la source, parce qu'elles pointent fréquemment ses insuffisances et ses lacunes, soit les informations que, précisément, elle n'a pas pris soin de transmettre. Esto non lo leemos et d'autres formules analogues ponctuent le récit. Les textes se plaisent à montrer du doigt ce que leur source ne dit pas et aussi, ajouterai-je plus radicalement, ce qu'aucune source ne saurait jamais dire, ce qui est proprement indicible :(S. Mill., 362). La source, dans bien des cas, n'est pas plus à même de restituer la vérité des faits que le poème vernaculaire. De ce point de vue, ils ne sont pas essentiellement différents. Les poèmes utilisent la trame de la source pour élaborer leur propre texture, mais à travers ses mailles parfois desserrées, ils recherchent surtout le tissu premier des faits, cette fazienda qui est l'étoffe des événements eux-mêmes. Les sources dont disposent les poètes du mester de clerecía ne sont pas pour eux le point de départ de toute translatio. Si, dans la pratique, la source latine est bel et bien la condition sine qua non de l'entreprise littéraire, il n'en va pas de même dans la théorie littéraire que se forge pour lui-même chacun des poèmes. La source est une référence obligée, mais sa transposition n'est pas une fin en soi : les poètes cherchent non en elle, mais à travers elle, à retrouver les faits ; ils utilisent son autorité comme l'indice, le critère et le substitut de la vérité inaccessible des événements passés.La translatio dans le mester de clerecía, au-delà de l'adaptation de textes latins, consiste donc à interroger le transfert des événements au texte. Ce transfert, à mon avis, peut être de deux types : généalogique ou analogique, selon qu'il traverse la source ou qu'il la contourne. La démarche généalogique consiste, de la part du poème, à interroger l'amont de ses sources, c'est-à-dire à envisager à travers la source, les événements qu'elle rapporte comme le point de départ de la translatio. La source latine dont dispose le poète, il en a conscience, n'est pas toujours entièrement fiable, ne serait-ce que parce que le texte peut être corrompu ou illisible, mais surtout parce que même une fois sa véracité reconnue, elle n'est qu'une émanation plus ou moins lointaine des événements qu'elle rapporte. Au même titre que l'œuvre vernaculaire, elle dérive des événements et tente a posteriori d'en restituer la teneur. D'où le désir, caractéristique de ces poètes, de pointer un amont de la source, d'interroger directement ses fondements. Plus que l'écrit lui-même, c'est l'inscription qui fait autorité, soit la consignation directe des événements, ou encore le passage d'une parole vive à un écrit qui en garde la trace, qui peut légitimement se poser en équivalent de cette parole et donner lieu à sa restitution. Les textes appellent cette opération meter en escrito, que l'on appauvrirait en la traduisant par «mettre par écrit». Il s'agit bien de mettre en écrit ou dans l'écrit ce qui révèle que l'écriture est un réceptacle, un écrin susceptible d'accueillir une vérité qui la précède. La translatio comme mise en écriture répond à une logique spatiale qui pose un contenu et met en scène son transvasement d'un contenant à l'autre. Cette translatio est évidemment une fiction. Sans présupposer qu'il existe une relation essentielle entre les faits et les discours, elle pose que le sens passe des uns aux autres sans déperdition, comme si les mots occupaient exactement la place vacante laissée par les faits. Cette conception n'est pas due à une confiance sans borne accordée aux pouvoirs du langage, car les textes insistent par ailleurs sur l'indicible10, sur le caractère nécessairement incomplet de la translatio. Cependant, de nombreux indices de cette transmission sans faille sont donnés dans les récits.Au tout premier chef, on peut montrer comment, de manière assez constante, les événements sont racontés comme s'ils étaient en eux-mêmes providentiellement destinés à la mise en écriture. Ensuite, on analysera quelles sont les conditions de cette mise en écriture représentée à l'intérieur du récit. Une voie d'accès à l'écriture me semble emblématique : c'est le traitement du nom, de la renommée, de la postérité des personnages. Les poètes soulignent fréquemment, à l'aide de formules stéréotypées, la valeur des actions de leurs personnages en soulignant leur postérité éternelle. Par exemple, Berceo exalte la victoire de saint Émilien sur le démon ; Y Alexandre, les exploits guerriers du roi ; le Fernán González, la valeur des goths :el sieglo sea e durare España, siempre será contada esta buena fazaña (S. Mili., 122cd).
y fizo Alexandre colpes tan señalados,mientre omnes oviere siempre serán contados (Alex., 1357cd).
quanto el mundo durare non cadran en olvido (Fern. Gonz., 24d).Les personnages semblent avoir une conscience aiguë de leur renommée, notamment en ce qu'elle est censée laisser une trace après leur mort pour les générations à venir. Dans les hagiographies de Berceo, le saint s'oppose, dans sa grande modestie, à ce que la renommée de ses miracles ou de ses visions se répandent11, mais ses actions suscitent malgré lui une renommée providentielle qui lui donne aux yeux de tous un statut d'exception :de la montisia, sonó por la campaña, dizién qe nunca nasco tal omne en España (S. Mili., 252cd).Dans le contexte plus mondain de l'Alexandre et l'Apolonio, les actions des personnages sont souvent motivées par un désir de gloire. En cela, les personnages semblent devancer le récit du poète qui contribue à cette gloire et en souligne l'éternité. Ainsi, Alexandre, dans les harangues qu'il adresse à ses soldats, fait de la renommée à venir l'enjeu même du combat: (Alex., 1343d). Poros fait de même, mais avec moins de résultats (2080). Alexandre donne le même argument à Darius au moment où il est sur le point de le vaincre (1783). Dans l'Apolonio, l'apprenti médecin qui se propose de ramener Luciana à la vie reçoit de son maître un encouragement analogue :tu nombre, si tú esto fizieres (Apolonio, 305 a). Or, que les considérations sur la postérité proviennent du narrateur ou des personnages, elles sont très fréquemment associées à la perspective particulière de la mise en écriture. Les événements prestigieux semblent appeler l'inscription, comme s'ils étaient dès leur surgissement destinés à se couler dans le moule de l'écrit :era atan granada, deuyé seyer escripta, en hun libro notada (Apolonio, 322cd).
Bien deuié Antinágora en escripto iaçer,que por saluar vn cuerpo tanto pudo ffaçer,si cristiano fuesse e sopiesse bien creyer,deuiemos por su alma todos clamor tener (Apolonio, 551).Dans ce dernier exemple, la postérité personnelle à travers l'écrit est donnée comme une récompense comparable au salut de l'âme, bien qu'elle lui reste nécessairement inférieure : elle est le substitut de la grâce dans la sphère païenne. Pour les personnages de l'Alexandre, la perspective de cette translatio joue comme une justification religieuse qui motive l'action et nourrit les conseils que le sage prodigue à son prochain. Des conseils d'Aristote à Alexandre qui vont dans ce sens sont repris littéralement dans le discours d'Alexandre à ses soldats, comme si, à mesure que le récit progressait, la translatio vers l'écriture était déjà en marche à travers les relais de l'action. De fait, la renommée et la postérité qui conduisent à l'écrit y apparaissent comme le sens même de l'existence humaine :
La vie humaine, si elle n’est pas constituée d’exploits qui suscitent sa mise en écriture, ne vaut pas la peine d’être vécue. Les personnages sont habités de la conscience de leur nécessaire translatio finale en récit et en texte, comme si le projet littéraire était déjà en germe dans les événements eux-mêmes. Ainsi, je me contenterai de citer un exemple extrême, celui de Darius qui, se voyant vaincu, pense soudain au suicide... et à la geste à venir :
«reÿ mató a Dario», dirán en el cantar ( Alex., 1709).Loin de se limiter à un clin d'œil que le poète ferait à son propre travail d'écrivain, les annonces à l'intérieur de l'histoire du récit et de l'écriture à venir semblent établir une capacité des faits à tendre vers les mots et c'est cette tendance, posée comme un principe théorique, qui donne son bien-fondé à la translatio. En réalité, c'est évidemment la mise en écriture qui, a posteriori, donne aux éléments du récit cette motivation providentielle. Tout se passe comme si l'écriture se donnait à elle-même la justification de sa propre nécessité, comme si elle avait besoin de se fonder sur une évidence proposée au regard du lecteur : n'a été écrit que ce qui avait, dès le début, vocation à l'être. La translatio est, en quelque sorte, autoproclamée. On n'est pas loin ici de la logique circulaire, et souvent abusive, de l'argument d'autorité ou de l'argument de convenance. Entre les faits et les mots, la théorie littéraire du mester pose la fiction d'une correspondance qui permet alors de rendre le transfert évident. Selon cette logique, les faits parlent d'eux-mêmes, sans la médiation d'aucune interprétation. Tel est, en tout cas, l'idéal impossible que semble désirer le texte. Par exemple, dans l'Alexandre, le combat au corps à corps entre Alexandre et Poros donne lieu à la remarque suivante :(Alex., 2202cd). Cet appel à la prosopopée des boucliers n'a pas seulement pour fonction de déclarer le combat indicible, de le magnifier en le plaçant au-delà de toute description possible. Par la reconnaissance de cette incapacité à transmettre, le poète souligne du même coup la fonction qu'il accorde à la translatio : non point seulement une transmission verbale, mais une substitution impeccable des faits par les mots, posée comme le principe interne d'une théorie littéraire.Il n'est pas étonnant que le récit pousse jusqu'à ses extrêmes limites cette logique de correspondance, en faisant remonter plus en amont encore le point de départ de la translatio. Avant même le nom et la réputation, se tient le corps, la chair première. Les textes présentent des jeux de mots fréquents sur le verbe meter, qui accompagnent des mises en scène du transfert, de la circulation matérielle et spirituelle. La translation du corps d'Alexandre est exemplaire à cet égard :
Mais, dans le cas d'Alexandre, au-delà de l'opposition entre corps mortel et renommée immortelle, se crée une continuité de la translation, comme si le buen preçio était passé d'un contenant à l'autre : du corps charnel (voué à disparaître) au corps du texte (voué à se perpétuer en des refontes successives). Or, très habilement, c'est ce moment précis que le poète choisit pour déclarer son œuvre achevée : il insère donc son propre travail dans la lignée directe de la mise en écriture évoquée à la strophe précédente, son œuvre apparaît comme le maillon ultime de cette chaîne de transmission qui a commencé dans la chair même d'Alexandre. On peut alors replacer dans ce contexte les multiples expressions qui, aussi bien dans l'Alexandre que dans les autres poèmes du mester, définissent le héros comme l'écrin de ses vertus, selon des métaphores du réceptacle : (Alex., 155ab).
ca yacié grand tesoro so el su buen pellejo (Sto Dom., 92b).
Era esta reclusa vaso de caridat, templo de pacïencia e de humilidat (Sta Oria, 25ab).Cette logique est exploitée différemment selon les textes. Dans les deux premières hagiographies de Berceo, San Millân et Santo Domingo, la mort du saint consacre un transfert de la vertu thaumaturgique vers les reliques. Alors que le corps vivant était le contenant du trésor de la sainteté, le corps mort devient à son tour le contenu, le nouveau trésor que l'on confie au sépulcre : (Sto Dom., 531ab). Le rapport vertu/corps vivant se trouve redoublé et remplacé par le rapport corps mort/sépulcre, toujours selon le schéma contenant/contenu. Le nouveau dispositif permet de prolonger, au-delà de la mort du saint, la manifestation des miracles qui, parallèlement, seront eux-mêmes soumis à la translatio de l'écriture. Le principe d'une substitution des faits par un écrit étant posé, on peut s'interroger sur les conditions qui garantissent la validité de cette mise en écriture originelle. Le poète de l'Alexandre, nous l'avons vu, exploite constamment l'idée de postérité pour asseoir une translatio providentielle. Or, il ne se contente pas de poser ce principe, mais se montre soucieux de justifier précisément la généalogie des sources en pointant du doigt la naissance de la source primitive. Un passage répond clairement à cette préoccupation. Il se situe immédiatement après l'évocation des noces d'Alexandre et de Roxane, au moment où se referme l'une des phases du récit, qui est la conquête du royaume de Darius : (Alex., 1964-1967). Ces lettres qu'Alexandre envoie à sa famille et à son maître Aristote restés en Grèce ne servent qu'accessoirement à communiquer la nouvelle de son mariage. Ce mariage représente surtout le point d'aboutissement d'une grande victoire qui libère la Grèce du joug médique. Mais, outre cette dimension politique d'une souveraineté retrouvée, le message transmis sert essentiellement à fixer par écrit les faziendas d'Alexandre qui deviennent ainsi semblables à des leyendas, des sources écrites qui pourront à leur tour être adaptées en poèmes destinés à la récitation orale. Il est frappant de constater que le poète décrit ainsi la genèse de la tradition textuelle et trace son développement jusqu'à l'adaptation vernaculaire dont il est lui-même l'artisan. C'est du personnage d'Alexandre qu'émane la transmission du récit, parce que c'est lui qui donne l'ordre de sa mise en écriture primitive. Cette immédiateté de l'inscription est, bien entendu, un critère d'authenticité de la source originelle et, partant, du texte vernaculaire. Parce qu'elle a lieu dans la continuité des faits, la « mise en écriture » apporte une garantie à l'ensemble du discours postérieur. Le contexte épistolaire, qui fait intervenir le sceau personnel du roi, renforce cette idée d'authenticité, qui s'applique à l'ensemble du poème, comme si le roi lui-même signait et marquait de son approbation le Libro de Alexandre. Cette translatio est encore une mise en scène d'auto-justification. Dans les poèmes de Berceo, le moment décisif de la mise en écriture de la source primitive est souvent évoqué et il concentre vers lui l'essentiel des efforts de certification. Pour Berceo, plus nettement que pour le poète de l'Alexandre, il s'agit de fonder une certitude quant aux événements sacrés qui sont rapportés, comme la vie des saints, les miracles ou les visions. De fait, l'effort de la preuve porte à la fois sur l'événement lui-même et sur l'écrit qui résulte de sa consignation. Dans le cas du miracle, dans les Milagros de Nuestra Señora mais aussi, dans une moindre mesure, dans les deux hagiographies antérieures, le processus de certification suit une méthode qui, dans sa configuration idéale, peut être résumée à deux grandes phases. En premier lieu, le poète s'ingénie à attester l'événement miraculeux en soulignant la présence de témoins (en particulier oculaires) qui, fréquemment, dépassent leur incrédulité première en prenant soin d'éprouver la vérité du miracle et, parfois, d'établir l'identité de l'intercesseur. Une fois assise cette vérité du miracle, vient une seconde phase dans le récit qui est la mise en écriture, selon un rituel qui a bien été étudié par Ana Diz pour les Milagros : au nom de la communauté et selon un rite de concorde collective, un clerc ou une main anonyme transfère le miracle au support écrit, ce qui lui permet à la fois d'être transmis à la postérité et d'acquérir son autorité. Le notaire en question peut être l'un des témoins directs de l'événement ou un tiers qui recueille le récit oral d'un témoignage. Par un geste notarial hors de tout soupçon, la certitude se transmet donc des événements à l'écrit qui les relate. Le poème castillan, descendant en droite ligne du texte consigné dans la continuité des événements, peut alors à son tour prétendre susciter chez ses destinataires une adhésion sans réserve. Je ne prendrai qu'un exemple dans les Milagros, alors qu'une dizaine de miracles du recueil pourraient se prêter à une analyse analogue. Le cas du miracle du « Naufragé sauvé » (XXII) me semble particulièrement intéressant, parce que Berceo, afin de parfaire son système de certification, n'hésite pas à altérer les données qui lui sont fournies par sa source latine. On voit donc que l'adaptation de la source latine (la mise en roman) n'est qu'un instrument qui se plie aux exigences de la translatio plus fondamentale qui est la représentation de la mise en écriture. Dans ce miracle, il est question du naufrage d'un navire transportant un groupe de pèlerins vers la Terre sainte. Quelques-uns d'entre eux, dont un évêque, parviennent à en réchapper et, parvenus à rejoindre la terre ferme, se lamentent sur le sort de leurs compagnons noyés. Alors qu'ils scrutent la mer, ils voient sortir des flots de petites colombes qu'ils identifient comme les âmes des noyés s'envolant vers le ciel. Ensuite, ils voient sortir de la mer un de leurs compagnons, proprement miraculé puisqu'il est resté sous l'eau une heure entière. Le naufragé sauvé, pour permettre aux témoins de dépasser leur incrédulité, raconte ce qui lui est arrivé : au moment où il allait se noyer, il a invoqué le nom de la Vierge et celle-ci a accouru, l'a enveloppé dans un drap merveilleux qui l'a protégé et dans lequel, tout à son aise, il a pu jouir d'une vision du paradis. En entendant ce récit qui dissipe définitivement leurs doutes et leur procure un grand plaisir (sabor), les auditeurs rendent grâce à Dieu, partent accomplir leur pèlerinage et se chargent de transmettre le miracle : de la marperiglosa; dizién todos que fuera una estraña cosa, fizieron end escripto, leyenda muy sabrosa. Cuantos que la udieron esta sancta razón todos a la Gloriosa dizién su bendición ; avién pora servirla mejor devocïón, ca esperavan d’ella mercet e gualardón. La fama d’esti fecho voló sobre los mares, no la retovo viento, pobló muchos solares ; metiéronla en libros por diversos lugares, ond es oÿ bendicha de muchos paladares ( Milagros, 617-619).Ces strophes ne trouvent aucun antécédent dans la source latine : elles répondent chez Berceo à un souci personnel de décrire et justifier la trans-latio du miracle. Les témoins oculaires de l'événement miraculeux sont aussi ceux qui en colportent le récit, duquel on tire un écrit qui, lui-même, connaît une circulation indépendante pour ensuite s'insérer dans divers livres, peut-être des collections de miracles. Depuis l'événement miraculeux jusqu'au présent du poète-narrateur (hoy), la transmission semble donc sans faille. En outre, lorsque Berceo déclare que la postérité du récit « voló sobre los mares », il attribue à la diffusion du miracle un trait qu'il semble tirer de l'événement lui-même : la renommée ressemble à ces colombes qui s'envolaient de la mer, comme si se créait un prolongement providentiel entre l'histoire et le récit. De même, l'idée de leyenda sabrosa et l'allusion finale aux paladares qui associe les mots à une nourriture savoureuse semblent renvoyer directement au sabor éprouvé par les témoins au contact de l'événement. Non seulement le texte prétend ainsi rendre compte de sa propre genèse, mais il unit très étroitement l'événement et sa consignation écrite, jusque dans leur réception : l'auditeur ou le lecteur du récit écrit est invité lui-même à partager la réaction des témoins et même celle des premiers auditeurs du récit colporté (618). La translatio s'applique donc tout à la fois au travail d'écriture du poète et à la réception idéale de son destinataire. À tout point de vue, cette translatio pose bien le texte comme un substitut rhétorique de l'événement miraculeux. L'autorité du texte vaut pour la vérité du miracle, au point que Berceo pouvait considérer dans le prologue du recueil que l'écriture qu'il entreprenait relevait elle-même du miracle marial. Cette autorité est bien celle du texte castillan, mais elle s'appuie sur l'autorité première des témoignages directs. À l'encontre de sa source, dont le narrateur attribue le récit à «un certain abbé», Berceo affirme d'entrée de jeu que l'agent de sa « mise en écriture » n'est autre que l'évêque de l'histoire, témoin oculaire du miracle :586-587). Comme l'a montré Richard Burkard12, le but de la manœuvre est d'accroître la véracité du récit, non seulement parce que le personnage est en lui-même digne de crédit mais parce que c'est un témoin direct individuel qui consigne le miracle. Dans ces strophes, on retrouve l'idée d'un transfert idéal des faits à l'écriture, sans aucune perte ni ajout. Mais cette translatio n'est pas exactement présentée comme une restitution de l'expérience vécue par la force des mots : il s'agit plutôt de calquer le régime de l'écriture sur celui de la vision, d'assumer la fiction d'une écriture qui offrirait purement et simplement la contemplation du miracle. Comme le dit Paul Zumthor :
Par opposition à la lettre morte, cette visibilité emblématique de l'écrit comme figuration et lecture du monde est porteuse d'une immense force de conviction. Elle est un modèle pour le mester, au point que l'évocation d'une telle écriture peut être utilisée par l'Alexandre pour exprimer la clarté de figures peintes. Il s'agit des peintures historiées réalisées par Apelle sur le tombeau de la femme de Darius : (Alex., 1244cd). Contre toute attente, ce rapprochement entre l'image et l'écrit dans une même visibilité fait de l'écrit le comparant et non le comparé : c'est l'écrit, et non l'image, qui est le parangon du visible. C'est aussi dans ce sens, me semble-t-il, qu'il convient d'interpréter chez Berceo la présence insistante, dans le récit, des témoins de l'événement et des destinataires des écrits : la parole du poète se veut elle-même témoignage des témoignages, selon une logique notariale que l'on a souvent relevée dans ses œuvres14. L'auditeur ou lecteur est invité à partager ce témoignage reconstruit et à se l'approprier comme s'il s'agissait d'un témoignage oculaire direct. Sur ce point, comme sur bien d'autres, se superposent une translatio généalogique et une translatio analogique. Ce qui est recherché, c'est un effet de vérité, une évidence, une certitude immédiate. L'intermédiaire de la source ne semble plus alors jouer un rôle central dans l'adhésion effective du poète et dans l'adhésion souhaitée du destinataire. Il suffit que l'un comme l'autre trouvent dans le récit des figures où ils puissent se reconnaître. Loin d'être une exception, la coexistence de la généalogie et de l'analogie me paraît un critère de définition de la translatio du mester. Il me semble que si la généalogie dessine une ligne de transmission susceptible de se parer de preuves, l'analogie est, en elle-même, ce qui vaut pour une preuve. La translatio doit donc aussi être étudiée dans son sens rhétorique et théologique de figure, qu'elle renvoie à la métaphore, à la similitudo, ou à toute transposition dissemblable. En guise de conclusion, je voudrais simplement ouvrir quelques pistes pour l'étude de cette translatio analogique. Alors que la généalogie est assez simple à repérer et à caractériser, parce qu'elle est linéaire, l'analogie est plus foisonnante : lorsqu'elle se dédouble et se multiplie entre les différents éléments de l'œuvre, elle ne dessine pas d'emblée une structure cohérente. Elle est, à tout point de vue, un champ d'expérimentation que les poètes ont pratiqué dans chacune de leur entreprise littéraire de manière originale. Malgré tout, je pense que l'on peut distinguer deux niveaux dans son étude. En premier lieu, la translatio analogique la plus repérable est celle qui s'établit des personnages vers le poète narrateur, des œuvres d'art représentées dans l'histoire vers le poème, des multiples écrits de cette même histoire vers l'activité d'écriture du poète. Je pense à Alexandre et à d'autres personnages qui l'entourent, dotés de maestría15, aux personnages principaux de l'Apolonio éduqués aux préceptes de la clerecía16, à l'éducation toute cléricale de saint Dominique ou de sainte Oria. Quant aux œuvres artistiques et littéraires qui reflètent l'art du mester, les réalisations d'Apelle ou les monuments érigés à la gloire d'Apolonio par les citoyens reconnaissants en sont des exemples marquants. Ces qualités propres aux personnages, aux œuvres ou aux situations de l'histoire sont de riches figures, parfois légèrement déformantes et donc plus riches encore, du poète et de son mester. Quand on sait que ces figures tissent déjà entre elles des relations d'analogie, on comprend à quel point il peut être complexe d'envisager leur translatio vers les instances de production de l'œuvre comme un ensemble de rapports stables. En second lieu, je crois qu'une autre dimension, plus difficile à cerner encore, s'ouvre à nous dans la translatio comme analogie et qui, cette fois, s'attacherait aux régimes des discours et des écritures. Je ne pense pas seulement aux analogies entre les discours des personnages et ceux des poètes, qui se ressemblent beaucoup, notamment par l'emploi de lieux communs ou par des références aux autorités. Je voudrais suggérer que la translatio en œuvre dans le mester se confronte, par intertextualité, à d'autres types de translatio textuelle et, au premier chef, à celle qui opère dans la Bible et l'exégèse. Je ne prendrai qu'un seul exemple, celui du prologue des Milagros. Comme on le sait, Berceo y construit une allégorie à caractère énigmatique17. Il commence par décrire une expérience personnelle, qu'il donne comme avérée, celle de ce pré merveilleux qu'il aurait trouvé sur le chemin de son pèlerinage. Dans un second temps, il déclare que cette histoire aux allures de témoignage personnel n'était qu'une fiction destinée à exprimer point par point les bienfaits de la grâce mariale. Or, comme l'a montré Michael Gerli18, à la structure allégorique se superpose une structure typologique : le pré marial est une figure inversée du paradis terrestre et les fleurs qu'il contient sont les noms que les prophètes de l'Ancien Testament ont donnés à la Vierge, annonçant ainsi son avènement. Si l'allégorie rhétorique fondée sur la métaphore et l'allégorie scripturaire fondée sur la typologie sont utilisées ensemble de façon si voyante, c'est parce que le poète tient à montrer l'analogie qui les unit. On peut alors parler, avec Gilbert Dahan, d'analogie au second degré :
On voit bien le parti que le poète peut tirer de cette analogie à la deuxième puissance. De même que le Nouveau Testament accomplit l'Ancien, et en dissipe par là même l'obscurité, le mester de clerecía se donne pour mission le déchiffrement de signes obscurs (lettres de la source ou énigmes du monde) qui attendaient de se rénover à sa lumière providentielle. Je ne saurais dire dans quelle mesure exacte cette clef interprétative est généralisable aux autres œuvres de Berceo et à l'ensemble du mester. J'y verrai au moins avec certitude le signe d'une écriture réflexive, sans cesse soucieuse d'interroger le statut qu'elle se donne face aux textes autorisés et d'aiguiser ses propres outils dans la recherche rhétorique d'une rénovation de la lettre.
NOTAS 1. Le corpus du mester de clerecía aura ici l'extension que lui donne Isabel Uría dans son récent ouvrage Panorama crítico del mester de clerecía, Madrid : Castalia, 2000, à savoir : le Libro de Alexandre (cité dans l'édition de Jesús Cañas, Madrid: Cátedra, 1988), le Libro de Apolonio (Dolores Corbella (éd.), Madrid: Cátedra, 1992), le Poema de Fernán González (Juan Victorio (éd.), Madrid : Cátedra, 1990) et les œuvres complètes de Gonzalo de Berceo (citées dans l'édition Obra completa, Isabel Uría (coord.), Madrid : Espasa Calpe - Gobierno de la Rioja, 1992, à l'exception des Milagros de Nuestra Señora, Fernando Baños (éd.), Barcelone : Crítica, 1997).2. G. Dahan, L'exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XII-XIV- siècles, Paris : Cerf, 1999, p. 45-55.3. Je pense aux premières traductions alphonsines et, en particulier, aux prologues des œuvres scientifiques ou à celui du Calila e Dimna qui emploient fréquemment des expressions du type trasladar ou sacar de latín a romance, insistant ainsi sur la dimension linguistique de la translatio. Par ailleurs, dans le Calila, notamment dans le prologue consacré à Berzebuey qui relate la recherche et la transmission des savoirs de l'Inde vers la Perse, la translatio d'une langue à l'autre se double d'une translatio studii. Voir sur ce point Madeleine Pardo, «L'itinéraire spirituel de Berzebuey», Crisol, 21, 1996, p. 89-101.4. C'est le cas d'Aldo Ruffinatto dans son édition intégrée dans Obra completa, qui souligne en note l'opposition entre les deux expressions, mais aussi, avant lui, de Brian Dutton (éd., Obras completas, IV, Londres : Tamesis, 1978), dans sa note à la strophe 2 (p. 156).5. P. Zumthor, La lettre et la voix. De la «littérature» médiévale. Paris : Seuil, 1987, p. 301.6. I. Michael, The Treatment of Classical Material in the «Libro de Alexandre», Manchester: Manchester University Press, 1970. 7. Dans la Vida de san Millán, cette stratégie s'appuie, en particulier, sur une innovation remarquable de l'hagiographie vernaculaire : le poète, sans trouver aucun élément en ce sens dans sa source, fait naître le saint au village de Berceo dont il est lui-même originaire et dont il tire son nom. Le nom de Berceo devient ainsi associé à la fois à l'origine de l'hagiographie et à celle du saint. Par là même, le poète affirme indirectement sa légitimité providentielle à se faire l'hagiographe de Dominique, et donc son autorité propre.8. A. Arizaleta, La translation d'Alexandre. Recherches sur les structures et les significations du «Libro de Alexandre », Paris: Klincksieck, 1999, p. 150-152.9. A. Diz, «Los notarios de Berceo», Filología, 26, 1-2, 1993, p. 37-50, repris dans Historias de certidumbre : los «Milagros» de Berceo, Newark (Delaware) : Juan de la Cuesta, 1995.10. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article «L'origine oblitérée du discours : le lieu commun de l'indicible dans le mester de clerecía », Pandora, 1, 2002, p. 47-68.11. Voir notamment San Millán, 236 et Santo Domingo, 228.12. R. Burkard, «Narrative Art and Narrative Inconsistency in Berceo's Milagro of the Shipwrecked Pilgrim», Romanistisches Jahrbuch, 40, 1989, p. 280-291. Dans un autre article («Berceo's source author for the Milagro of the shipwrecked pilgrim : A contrivance based on an unusued tale in Thott 128? », Romance Notes, 33, 1993, p. 249-252), le même auteur suggère que le schéma du témoignage direct, qui renforce la crédibilité du récit, a pu être inspiré à Berceo par un miracle latin qui, dans le manuscrit Thott 128, jouxte celui du naufragé sauvé.13. P. Zumthor, La lettre et la voix, p. 138.14. Sur ce point, voir Francisco Rico, «La clerecía del mester», Hispanic Review, 53, 1985, p. 1-23 et p. 127-150 et, pour le cas précis des Milagros, Juan Manuel Cacho Blecua, « Género y composición de los Milagros de Nuestra Señora de Gonzalo de Berceo », in: Homenaje a José María Lacarra (Príncipe de Viana, Anejo 2), Pampelune : Diputación Foral de Navarra, 1986, p. 49-66.15. A. Arizaleta, La translation d'Alexandre, p. 110-114.16. Manuel ALVAR, « Apolonio, clérigo entendido », in: Symposium in honorem prof. M. de Riquer, Barcelone : Universitat de Barcelona - Quaderns Crema, 1986, p. 51-73.17. Parmi les nombreuses études consacrées au prologue des Milagros, nous renvoyons à celles qui traitent de sa dimension allégorique et énigmatique: Germán Orduna, «La introducción a los Milagros de Nuestra Señora (El análisis estructural aplicado a la comprensión de la intencionalidad de un texto literario) », in : J. Sánchez Romeralo et N. Poulussen (éd.), Actas del II Congreso internacional de hispanistas (Nimega, 1965), Nimègue, 1967, p. 447-456 ; Jesús Montoya, «El prólogo de Gonzalo de Berceo al libro de los Milagros de Nuestra Señora », La Coránica, 13, 1985, p. 175-1789; Sofia Kantor, «Construcción de la alegoría en los Milagros de Berceo», Actas del III Congreso de la Asociación hispánica de literatura medieval (Salamanca, 1989), M. I. Toro Pascua (éd.), Salamanque : Université de Salamanque, 1994, p. 493-500.18. M. Gerli, «La tipología bíblica y la introducción a los Milagros de Nuestra Señora », Bulletin of Hispanic Studies, 15-3, 1991, p. 385-400.19. G. Dahan, L'exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, p. 435.
(Nota del EditorWeb: las imágenes no pertenecen al artículo original del Profesor Biaggini)
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